17.1. Torture et traitements inhumains ou dégradants

Violence et santé

Article mis à jour le 16 février 2022

La torture vise à briser les individus et les groupes sociaux et politiques auxquels ils appartiennent. Au-delà des conséquences physiques, elle entraîne souvent des conséquences psychologiques, à moyen et long terme, dont un risque accru de souffrir de syndromes psycho-traumatiques et de dépression. La prise en charge de ces personnes implique la reconnaissance du droit d’asile, l’accompagnement social et juridique, l’hébergement ainsi que les soins médicaux et de santé mentale.

Ampleur et définitions

La torture est signalée dans plus de la moitié des pays du monde, les trois-quarts selon Amnesty International. Elle n’est pas l’apanage des seules dictatures : le rapport 2016 de l’Acat (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) dresse une géographie de la torture pays par pays, y compris dans des États démocratiques, et signale une plus grande acceptation du recours à la torture dans le monde au nom d’un arsenal sécuritaire de plus en plus répressif. S’agissant des demandeurs d’asile, ce rapport alerte sur les risques de renvoi vers des pays pratiquant la torture, alors que des faits de maltraitance, de violences, d’abus et de négligences sévères à leur encontre sont également constatés au sein des frontières européennes (Amnesty 2015).

La torture fait partie d’un système d’instrumentalisation de la souffrance humaine, qui peut s’inscrire dans le champ politique, pénitentiaire, judiciaire, ou répressif. Les victimes potentielles de la torture peuvent être des hommes, des femmes, parfois des enfants. Elle est fréquemment pratiquée dans des lieux d’incarcération, certaines conditions de détention étant assimilées à des traitements inhumains et dégradants. Dans l’observation du Comede parmi 5204 personnes exilées suivies en médecine entre 2012-2016, 62% déclarent des antécédents de violence et 14% de torture (20% parmi les demandeurs d’asile). Et parmi 686 personnes également suivies en psychothérapie, ces taux s’élevaient à 94% d’antécédents de violence et 39% de torture. Plus d’un quart des patient.e.s (27%) ont présenté des idées suicidaires au cours de la psychothérapie, ce taux s’élevant à 31% parmi les victimes de torture.

Définition de la violence (OMS, Rapport mondial sur la violence et la santé, 2002) : « Le terme violence désigne l’usage délibéré ou la menace d’usage délibéré de la force physique ou de la puissance contre soi-même, contre une autre personne ou contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque d’entraîner un traumatisme, un décès, un dommage moral, un maldéveloppement ou une carence ».

Définition de la torture (ONU, Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 1984) : « Le terme torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. »

Au même titre que la torture, la pratique de traitements cruels, inhumains et dégradants est interdite par l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, sans toutefois faire l’objet de définitions par l’ONU.

Formes de torture et entreprise de destruction de l'individu

Selon le rapporteur spécial pour les Nations Unies, à l’occasion du 70ème anniversaire de la déclaration des droits de l’homme : « La torture et les mauvais traitements peuvent prendre des formes d’une diversité sans fin, qui ne peuvent être répertoriées de manière exhaustive, allant de la violence policière, l’intimidation et l’humiliation aux interrogatoires coercitifs, de la privation des contacts familiaux ou des traitements médicaux à l’instrumentalisation des symptômes de sevrage et des conditions de détention inhumaines ou dégradantes à la détention arbitraire ou à l’isolement abusif, pour ne citer que quelques exemples. Si les manifestations multiples d’actes de torture et de mauvais traitements ne présentent pas toujours le même degré de gravité, d’intentionnalité et d’instrumentalisation systématique de la douleur ou de la souffrance, toutes se traduisent par des violations de l’intégrité physique ou mentale qui sont incompatibles avec la dignité humaine ».

Le protocole d’Istanbul de 1999, manuel de référence pour repérer les faits de torture dans une perspective d’enquête pénale, ne fait pas de distinction entre sévices physiques et torture psychologique car les effets portent sur la personne dans sa totalité. Y sont recensées les principales méthodes de torture à partir des descriptions transmises par des témoignages de victimes de torture, parmi lesquels les coups assénés à l’aide d’objets, les violences sexuelles extrêmement fréquentes, la pendaison par les bras pendant des heures, le « planton » ou maintien douloureux et forcé de certaines attitudes, les décharges électriques, brûlures, mutilations, suffocations par immersion, introduction d’objets dans la bouche, ingestion de matières fécales et d’urine, de drogue…

La torture psychologique (« torture blanche ») est utilisée pour ne pas laisser de traces ou de témoignage. Elle repose sur des techniques de privation sensorielle, de privation de sommeil, d’isolement prolongé, de positions de stress, de simulacre d’exécution ou d’humiliations sexuelles et culturelles. La personne peut être forcée d’assister à la torture ou au viol de ses proches, à transgresser par la contrainte des valeurs ou tabous religieux ou moraux, de trahir. La privation sensorielle coupe le sujet du monde et perturbe sa perception. Les témoignages évoquent la perte de sens, de raison. Elle peut aboutir à des états dépressifs chroniques ou à des conduites suicidaires. Pour soigner, il est utile de repérer les séquelles de la torture psychologique, dont les effets se prolongent dans le temps, et peuvent altérer l’alliance thérapeutique.

La torture, dans ses multiples dimensions physiques, psychologiques et sociales, est une entreprise de destruction de l’intégrité d’une personne humaine. Elle vise « officiellement » à obtenir des aveux et des informations, mais les atteintes vont bien au-delà. Les tortures tendent à anéantir les croyances et valeurs d’une personne, mais aussi sa confiance en soi et l’estime qu’elle se porte. Par des attaques répétées sur le corps, les limites entre dedans et dehors, la torture attaque les bases narcissiques et identitaires de l’individu, elle « brise de l’intérieur ».

La torture produit des effets bien après le moment où la personne a été torturée. La terreur, le sentiment de culpabilité et la honte ressentis par une personne à l’évocation de ce qu’on lui a fait, et l’a contrainte à faire, risquent de l’enfermer pendant longtemps dans le silence. L’attitude et l’accueil de son entourage, mais aussi des soignantes et personnels administratifs, sont importants pour défaire le sentiment d’obscénité que la personne torturée peut ressentir en mettant des mots sur son expérience. Pouvoir entendre l’expérience de la torture, et ne pas répondre par un silence mortifère, c’est aller contre la malédiction de la torture qui se perpétue parfois jusque dans l’exil.

Définitions de la torture en psychanalyse. Les psychanalystes qui ont étudié l’impact psychique des tortures ont construit des théories qui permettent de mieux appréhender le lien entre l’individuel et le politique, le psychologique et le social dans l’utilisation de ces méthodes. Françoise Sironi définit la torture comme « une technique traumatique dont la fonction majeure est d’être une méthode de déculturation ». Maren et Marcelo Viñar en parlent comme de « tout dispositif intentionnel, quels que soient les moyens utilisés, mis en place avec la finalité de détruire les moyens et convictions de la victime pour la dépouiller de la constellation identificatoire qui la constitue comme sujet. Ce dispositif est appliqué par les agents d’un système totalitaire et est destiné à immobiliser par la peur la société gouvernée ». Ces définitions mettent en lumière le lien entre la torture comme moyen de détruire psychiquement, un individu et le groupe visé derrière l’individu torturé. La psychothérapie peut avoir recours à la neuropsychologie, pour mesurer les séquelles de la torture, ou à des notions d’ethnopsychiatrie, qui éclairent sur certaines représentations du soin ou de la douleur.

Conséquences cliniques et principes de prise en charge

Article 14 de la Convention contre la torture (ONU, 1984) : Tout Etat partie garantit, dans son système juridique, à la victime d’un acte de torture, le droit d’obtenir réparation et d’être indemnisée équitablement et de manière adéquate, y compris les moyens nécessaires à sa réadaptation la plus complète possible.

Les conséquences physiques. Outre les séquelles physiques, les personnes qui ont subi la torture et des traitements inhumains et dégradants signalent fréquemment des douleurs persistantes, céphalées chroniques et douleurs de toute partie du corps, parfois attribuées aux sévices subis. Le « bilan de santé » est souvent demandé par le/la patient.e pour donner sens à ces signaux du corps.

Les conséquences psychiques sont complexes à diagnostiquer et à soigner. Le plus souvent, sans lésion physique apparente, c’est « à l’intérieur » que des commotions se sont enkystées. On observe un risque accru de souffrir de syndromes psychotraumatiques auxquels sont souvent associés des troubles anxieux et dépressifs, des troubles de la mémoire, de la concentration et de l’attention, troubles du langage, perte de désir et de volonté d’agir, asthénie, troubles de la sexualité, idées suicidaires et parfois tentative de suicide. Le trauma complexe peut se caractériser par des épisodes de délires ou d’hallucinations, sur des thèmes de persécutions rappelant la situation de violence vécue. Ces symptômes donnent parfois l’impression angoissante de devenir fou, ou de ne pas se reconnaître. Ce sentiment de n’être plus soi-même vient renforcer la honte, la culpabilité et la perte d’estime de soi que les tortures ont pu provoquer, et conduit souvent ces personnes à s’isoler, se sentant radicalement différentes, altérées par leur expérience.

Le contexte politique et social de la demande de soins. L‘extrême précarité sociale et administrative dans le pays d’accueil, le déni de reconnaissance, l’isolement affectif, les ruptures, les deuils et la perte des liens peuvent majorer les symptômes existants et risquent parfois de conduire à des décompensations psychiques.

L’accueil en consultation médicale, psychologique, sociale ou juridique d’une personne ayant été victime de torture nécessite une écoute et une attention soutenues. L’aménagement du dispositif clinique doit respecter la temporalité de la personne reçue, tolérer ses difficultés à parler, accepter des mouvements de méfiance, et les rendez-vous manqués. Le cadre doit être calme, préservé de toute intrusion et éviter tout ce qui pourrait rappeler les circonstances des sévices. L’instauration d’une alliance thérapeutique rétablit une symétrie de la relation qui a été détruite dans la situation de torture. L’interlocuteur doit savoir résister à la tentation d’être « efficace », de rassurer immédiatement, ne pas interroger la personne trop rapidement. Plutôt que « faire parler », il convient d’écouter les demi-mots, les paroles déformées, les silences qui peuvent traduire le secret et la souffrance. La banalisation, voire la négation du trauma qui peut retraumatiser le sujet sont à proscrire. Cela peut traduire pour l’intervenant.e le besoin, souvent inconscient, de se défendre face à des récits terrifiants.

L’examen médical et le bilan de santé constituent une première réponse aux plaintes exprimées. Ils peuvent conduire au dépistage et au diagnostic d’affections sévères par des examens ciblés. Le bilan répond aussi aux craintes de la personne au sujet des conséquences des tortures subies. Un bilan accueilli comme « normal » sur le plan somatique permet d’ouvrir la voie à une orientation vers un.e psychothérapeute. Dans certains cas, une intervention chirurgicale peut offrir un bénéfice thérapeutique avec une valeur de réparation objective du traumatisme.

L’espace de la thérapie doit rassurer les personnes ayant vécu une situation où elles étaient à la merci d’une autre personne, avec des informations claires sur le but, le déroulement de la consultation psychothérapeutique et la confidentialité. De son côté, la ou le thérapeute doit être en mesure d’entendre des récits de violence extrême, et d’accueillir des mouvements transférentiels massifs. Le lien thérapeutique repose sur l’aménagement du cadre psychothérapeutique dans une perspective de co-construction.

La visée du soin et de l’accompagnement pluridisciplinaire est la restauration narcissique de la personne et le rétablissement de la possibilité d’être en lien avec les autres. Les intervenant.e.s du champ médical, psychologique, sociale et juridique développent une prise en charge complémentaire qui cherche à inscrire la personne exilée victime de torture dans la société d’accueil. Pour tou.te.s les professionnel.le.s en lien avec des personnes victimes de torture, des espaces de parole (intervisions, supervisions, analyse de pratique, réunion d’équipe régulières) permettent d’atténuer les effets possibles de contagion traumatique et de souffrance professionnelle.

Risques liés à des approches « spécialisées ». La nécessité de sensibiliser aux problèmes de la torture et de la répression politique ne doit pas aboutir à créer une « pathologie spécifique » et à stigmatiser en une nouvelle catégorie de malades les personnes qui en ont souffert. Par ailleurs, les techniques dites « actives », en faisant réémerger trop rapidement l’expérience traumatique sans attendre que la personne soit en mesure de l’évoquer, peuvent avoir des conséquences néfastes sur le plan psychique.

Risques liés à la demande de certificat médical ou psychologique. Dans un contexte de crise du droit d’asile et d’une exigence renforcée de « preuves » de persécutions, la demande d’un certificat médical destiné à l’Ofpra ou à la Cour nationale du droit d’asile est fréquente. La réponse est à penser avec précaution car elle peut interférer avec le soin, voire détourner la relation de son but thérapeutique. Le bénéfice attendu du certificat risque de substituer la parole supposée experte des soignant.e.s à la parole de la personne exilée. En outre, lorsque cette demande intervient dans des conditions de temps et de lieu imposées à la personne, le risque existe de réactiver une situation traumatique de parole contrainte et forcée.

Au niveau national et international, des organisations luttent pour l’abolition de la torture et contre l’impunité de ceux qui l’ordonnent et la pratiquent. En s’opposant à la contagion du silence, la lutte contre la torture s’incarne dans la vigilance pour la défense de l’application du droit d’asile, l’amélioration des conditions d’accueil des demandeurs d’asile et réfugiés, et le rappel du principe de non expulsion des personnes risquant d’être soumises à la torture.

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Références bibliographiques

Alleg H., La Question, Les éditions de Minuit, Paris, 2008

Association Primo Levi, Livre blanc, Soigner les victimes de torture exilées en France, 2012

Sironi F., Bourreaux et victimes, Odile Jacob, 1999

Veisse A., Wolmark L., Revault P., Giacopelli M., Bamberger M., Zlatanova Z., Violence, vulnérabilité sociale et troubles psychiques chez les migrants/exilés, BEH 19-20, 2017

Viñar M. et M., Exil et torture, Denoël, 1989