2. Exil, vulnérabilité et santé

Exil, vulnérabilité et santé

En raison des évènements qui l’ont provoquée dans le pays d’origine et de ceux survenus durant le trajet vers l’Europe (violences, persécutions, deuils) ainsi que des conditions de vie dans le pays d’accueil (complexité du parcours d’insertion, précarisation du statut administratif, discriminations dans l’accès aux droits), l’expérience de l’exil affecte profondément la santé. L’état de santé des exilé.e.s est ainsi associé à de multiples facteurs de vulnérabilité – sur les plans psychologique, social, juridique et médical – dont le cumul fait la spécificité, et dont les effets conduisent à identifier des situations et des populations prioritaires pour les actions de santé publique (voir article précédent). Les actions de santé à destination des migrants/étrangers doivent ainsi tenir compte des données disponibles en matière d’épidémiologie médico-psychologique et de déterminants sociaux de la santé, mais aussi et en premier lieu de la diversité des personnes et de la singularité des parcours de vie.

Expérience et traumatisme de l'exil

L’histoire des exilé.e.s est jalonnée de conflits et de ruptures multiples, résultant souvent d’une double violence, politique et économique. Migration contrainte, l’expérience de l’exil entraîne une diminution des défenses psychologiques, une souffrance sur laquelle d’autres souffrances viendront se révéler ou s’amplifier. Pour les demandeurs d’asile ayant fui la menace ou la récidive des persécutions, il s’agit souvent d’un départ sans adieux, la rupture et la perte ouvrant ainsi l’expérience exilée vers un deuil d’autant plus difficile qu’il doit se faire à l’étranger et parmi les étrangers. Lorsque la protection est accordée aux réfugié.e.s, celle-ci peut exacerber des sentiments de honte et de déshonneur. En sollicitant l’asile, la personne exilée consomme ainsi la rupture avec sa patrie.

Un deuil multiple. L’objet perdu est famille, relations, paysage, nation… Au-delà, il est un ensemble d’idéaux, de convictions et d’activités qui définissent une façon d’être au monde et avec les autres. Il est à la fois mort et vivant : on le sait vivant dans un autre monde, interdit et distant. La perte de l’environnement familier peut représenter la perte du monde maternel et de sa trame sensuelle et sensitive, un monde peuplé d’objets qu’on aimait sans bien comprendre pourquoi, et qu’on ne reverra jamais : son enfance. Pour certaines personnes, ce deuil multiple est aggravé par la disparition – au sens littéral – des proches. Les semaines, les mois, les années passent sans nouvelle, faisant du disparu un mort-vivant toujours présent.

Perte d’identité et culpabilité. L’exil est une perte de l’identité familiale, sociale, professionnelle et des repères culturels et affectifs. Il peut être très difficile d’assumer une autre identité que celle d’exilé.e, lorsque le temps présent est vécu comme une parenthèse entre le passé mythifié et le futur représenté par l’illusion du retour. La culpabilité et le châtiment de soi sont un risque permanent. L’allégresse d’être vivant peut se transformer en culpabilité d’avoir sauvé sa vie, d’avoir abandonné des proches restés au pays, parfois tués sous ses yeux. Pour celles et ceux qui ont conduit leurs enfants sur « cette terre étrangère », la culpabilité est en outre alimentée par la dévalorisation sociale et l’impossibilité d’offrir un modèle d’identification fiable et solide, ce qui pourra entraîner à son tour des troubles d’identité chez les enfants.

Si l’exil politique en est la forme la plus violente, toute migration peut être vécue comme une rupture, source de déséquilibres de tous ordres. L’intensité du traumatisme qui en résulte dépendra des antécédents de la personne ainsi que des causes et des conditions de la migration. Par certains aspects, une émigration économique imposée par des conditions d’extrême pauvreté, décidée par la famille ou le groupe, peut conduire à des troubles psychologiques comparables à ceux des demandeurs d’asile. En outre, le retour au pays de ces travailleurs migrants est d’autant plus difficile à envisager que, dans un contexte de crise économique, les revenus ne sont pas à la hauteur des attentes et des besoins des proches restés au pays. Enfin, les personnes étrangères atteintes d’une maladie grave dont le traitement est inaccessible au pays d’origine (voir Droit au séjour pour raison médicale) se trouvent dans une situation d’exil thérapeutique, le retour au pays signifiant la mort à court ou moyen terme.

Vulnérabilité et état de santé, accès aux soins et aux droits

Depuis 40 ans, les politiques toujours plus restrictives de « contrôle » de l’immigration et de l’asile ont conduit à une grande précarisation sociale des exilé.e.s. Les conditions d’hébergement se sont nettement dégradées au cours des dernières années (entre 2012 et 2020, la proportion de patient.e.s du Comede ayant vécu « dans la rue » est passée de 4% à 18%) et, des femmes enceintes aux mineurs non accompagnées en passant par les personnes malades ou handicapées, la crise du dispositif d’hébergement d’urgence n’épargne personne. Des personnes exilées de plus en plus nombreuses cumulent des situations de précarité sur le plan des ressources financières, du statut du séjour, des droits sociaux, renforcées par un grand isolement social et affectif. Ces situations sont aggravées chez les personnes allophones (près de la moitié des patient.e.s du Comede ne peuvent communiquer en français, voir Interprétariat professionnel).

La plupart des exilé.e.s ont subi des violences dans leur pays d’origine, sur le trajet d’exil ou durant les premiers mois de vie en France (voir Violence et santé). Entre 2012 et 2017, 62% des personnes ayant effectué un bilan de santé au Comede déclaraient des antécédents de violence selon la définition de l’OMS (81% des demandeurs d’asile), 15% déclaraient des antécédents de torture (21% des demandeurs d’asile) et 13% des antécédents de violence liée au genre (19% des demandeurs d’asile). La présence des psychotraumatismes est étroitement corrélée à la fréquence et l’intentionnalité des violences subies, les personnes victimes de torture et de violence de genre étant trois fois plus souvent atteintes de troubles psychiques graves. La fréquence des antécédents de violence est également plus élevée parmi les personnes en situation de détresse sociale, en particulier concernant encore l’isolement relationnel, la précarité du quotidien et de l’hébergement.

Dans l’observation épidémiologique du Comede (voir tableau infra), les psychotraumatismes représentent plus du tiers des maladies graves, et les maladies infectieuses un quart, les autres maladies chroniques représentant plus du tiers des maladies graves révélées à l’occasion du bilan de santé. Par ordre de fréquence, on dépiste en premier lieu des psychotraumatismes, maladies cardio-vasculaires, infections chroniques par le VHB, diabète, infection chronique par le VHC, asthme persistant, infection par le VIH, cancer et tuberculose, outre les parasitoses à risque évolutif grave (voir Bilan de santé). Les trois quarts des maladies graves retrouvées lors du bilan de santé ont été découvertes après l’arrivée en France.

La répartition des maladies graves diffère sensiblement selon les groupes vulnérables :

  • Les femmes exilées sont plus souvent atteintes que les hommes d’infection à VIH (5 fois plus), de cancer (x 3), de maladies cardiovasculaires (x 2), ainsi que de troubles psychiques graves (x 1,5) ;
  • Les demandeurs d’asile soignés sont plus souvent atteints de syndromes psychotraumatiques et traumas complexes, en lien avec la fréquence des antécédents de violence intentionnelle ;
  • Les migrant.e.s âgé.e.s ³ 60 ans sont principalement atteint.e.s de maladies cardio-vasculaires, de diabète, et d’infection chronique par le VHC (en particulier pour l’Afrique centrale) ;
  • Les enfants mineurs <18 ans sont principalement atteints d’infection chronique par le VHB, de troubles psychiques graves, ainsi que de schistosomose urinaire parmi les jeunes d’Afrique de l’Ouest ;
  • Enfin, si l’on considère l’origine géographique, les exilés originaires d’Afrique cumulent les risques de maladie grave.

 

Caractéristiques démographiques des malades et taux de prévalence par région d’origine

Taux pour 1000 personnes, parmi 11091 patients suivis en médecine au Comede, 2010-2020
Les cases en vert clair signalent des occurrences supérieures à la moyenne

  cas % âge Diagnostic* Prévalence (taux pour 1000)
  n fem. méd. pays Fra. AFC AFE AFO AFN ASC ASS EUE total
Trouble psy. 2450 37% 31 ans 3% 7% 250 222 280 124 415 155 308 221
psycho-traumatiques 1498 36% 30 ans 2% 6% 157 146 191 31 235 82 152 135
autres troubles 952 39% 33 ans 4% 9% 93 76 89 93 180 73 156 86
Mal. cardio-vascul. 804 50% 51 ans 50% 61% 162 10 55 66 16 43 70 72
Infection à VHB 723 18% 32 ans 8% 21% 60 48 128 15 66 29 28 65
Diabète 565 30% 46 ans 53% 65% 61 13 27 112 5 79 24 51
Infection à VIH 174 70% 35 ans 26% 33% 29 16 27 9 16
Infection à VHC 169 38% 45 ans 17% 31% 31 0 6 19 27 6 70 15
Asthme persistant 158 33% 37 ans 67% 79% 9 10 13 23 16 20 16 14
Anguillulose 142 15% 32 ans 0% 0% 15 12 18 2 13
Bilharziose Urinaire 75 21% 32 ans 60% 64% 2 6 21 7
Tuberculose 68 11% 23 ans 0% 0% 10 3 7 0 11 4 3 6
Cancer 53 30% 33 ans 4% 19% 8 4 19 5 2 16 5

Colonnes : nombre de cas, % de femmes et âge médian parmi les malades, Diagnostic : part des diagnostics connus dans le pays d’origine (pays), et total des diagnostic connus en France avant le recours au Comede (France), région d’origine : AFC Afrique centrale, AFE Afrique de l’Est, AFN Afrique du Nord, AFO Afrique de l’Ouest, ASC Asie centrale, ASS Asie du Sud, EUE Europe de l’Est.

Les migrants/étrangers sont confrontés à de nombreux obstacles à l’accès aux soins, principalement des restrictions légales et administratives pour l’accès à la protection maladie, des difficultés de communication linguistiques et des discriminations au sein des dispositifs de prévention et de soins. Dans l’observation du Comede, les trois quarts des obstacles constatés relèvent des dysfonctionnements de la Sécurité sociale, et un quart sont dus aux dysfonctionnements des dispositifs de soins, dont l’hôpital public sollicité en priorité par ces patient.e.s démuni.e.s, avec soins différés « dans l’attente de l’ouverture des droits » et risque d’aggravation de l’état de santé.

Plus largement, les exilé.e.s sont confronté.e.s à de nombreux obstacles à l’accès aux droits fondamentaux, cette situation ayant des conséquences d’une part sur la fragilisation de leur état de santé, et d’autre part de façon directe lorsqu’il s’agit de droits liés à l’accès aux prestations de soins et de santé. Le droit au séjour des « étrangers malades » connaît notamment une application plus restrictive au cours des dernières années (diminution du nombre des demandes enregistrées et de la proportion d’avis favorables, introduction d’un délai contraint pour le dépôt de la demande « étrangers malades » concernant les demandeurs d’asile). En matière de droit d’asile et de reconnaissance du statut de réfugié.e, la fréquence du recours au « certificat médical » pose d’importantes questions juridiques et éthiques.

 

Principes de soins et d'accompagnement

Les intervenant.e.s en santé/social doivent faire face à une demande souvent associée de soins médico-psychologiques, d’accès aux soins, de prévention et de conseil médico-juridique de la part des migrants/étrangers en situation précaire. La capacité d’écoute, de reconnaissance, l’exercice pluridisciplinaire et la prise en compte du contexte social et administratif déterminent alors l’efficacité de la prise en charge. Les connaissances et compétences techniques des intervenant.e.s professionnell.e.s, salarié.e.s ou bénévoles, doivent s’appuyer sur les principes déontologiques, et les repères éthiques permettent de donner sens à l’action individuelle et collective.

La prise en charge requise sera parfois médicale et/ou psychothérapeutique, elle sera toujours un accueil et un soutien. Les problèmes médico-sociaux exprimés lors des premiers contacts recouvrent une demande sous-jacente mais constante de relation, de réparation et de reconnaissance. La multiplicité des risques qui fragilisent l’état de santé des migrants/étrangers en situation précaire justifie souvent une prise en charge de moyen terme reposant sur des intervenant.e.s motivé.e.s pour une pratique patiente et ouverte. Les pratiques caritatives sont à éviter lorsqu’elles agissent au détriment de l’autonomie de la personne. Il est important d’informer et de laisser libre choix à la personne de la perspective des soins proposés et définis ensemble.

Les soins et l’accompagnement nécessaires ne doivent pas être différés au prétexte d’une « situation difficile posée par une personne étrangère » ou d’une vulnérabilité particulière. Tout au contraire, la mobilisation de l’interprétariat, le réflexe d’accompagner, même physiquement, une demande de protection maladie, l’approfondissement de l’éducation thérapeutique sont des éléments clés qui permettront l’inscription des personnes dans le droit commun.

Pour ces personnes souvent isolées et itinérantes, la consultation médicale reste une opportunité rare d’échange autour des questions de prévention. C’est aussi l’occasion de proposer un bilan de santé adapté à l’épidémiologie de la région d’origine. Les questions de prévention et de dépistage doivent intégrer les éléments culturels communs à toutes les personnes étrangères en séjour précaire, une culture de la survie où les démarches administratives et sociales priment le recours aux soins curatifs, et plus encore préventifs. Si la méconnaissance de la culture d’origine n’est pas en soi un obstacle pour la rencontre thérapeutique, elle peut justifier le recours aux relais communautaires et aux médiateurs de santé publique.

La grande fréquence des demandes de soutien juridique, plus ou moins explicites, justifie de connaître le contexte réglementaire dans lequel elles s’exercent, au besoin à l’aide d’une association et/ou d’un.e avocat.e spécialisé.e. Sans entretenir l’illusion d’un quelconque bénéfice de la souffrance, il faut pouvoir informer de leurs droits les étrangers en séjour précaire : protection maladie, protection sociale et droit au séjour. Il faut avoir à l’esprit les risques possibles, préjudiciables pour la santé (réactivation de psychotraumatisme par exemple) et le droit des étrangers, de la certification médicale destinée au droit au séjour pour raison médicale et/ou à la demande d’asile, et plus largement face à la multiplicité des demandes de certificat à l’appui de démarches administratives. Il faut enfin connaître les obstacles rencontrés dans la pratique pour l’obtention de ces droits et les moyens de les surmonter, en matière de protection maladie comme de droit au séjour.

Enfin, parce que la demande de soins est d’abord un besoin de protection, le rôle de la justice est primordial. Lorsque l’exil résulte d’atteintes aux droits humains fondamentaux, la réparation symbolique offerte par la justice est capable de réconcilier le désir d’oublier et la mémoire de la douleur, afin que la personne exilée puisse apprivoiser la souffrance pour pouvoir renaître, vivre, croire, aimer. Ainsi l’accès aux droits (droit à la santé, droit d’asile, droit au séjour) va de pair avec la délivrance des soins médico-psychologiques et constitue une base essentielle à tout projet thérapeutique.

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Références bibliographiques

POUR EN SAVOIR PLUS

ComedeRevue Maux d’exil, numéros thématiques, www.comede.org

Comede, Rapports annuels d’observation, ww.comede.org

OMS, Combler le fossé en une génération – Instaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux, Rapport final de la Commission des déterminants sociaux de la santé, 2009

Santé publique France, Bulletin épidémiologique hebdomadaire, www.santepubliquefrance.fr

Santé publique France, Revue La santé en action, www.santepubliquefrance.fr